Camargue : le laboratoire sauvage de l’Europe méditerranéenne

26 juin 2025

Un territoire défini par l’eau et le sel

Coincée entre les bras du Rhône et la Méditerranée, la Camargue est bien plus qu’une « belle carte postale provençale ». Difficile de trouver dans toute l’Europe un espace aussi modelé par la rencontre de l’eau douce et de l’eau salée. Ce delta mouvant, qui couvre près de 150 000 hectares (chiffres Parc naturel régional de Camargue), présente une mosaïque de paysages : lagunes, sansouïres, marais, étangs et rizières se succèdent, dictés par la salinité du sol et l’irrigation. Aucune Camargue n’est identique d’un jour sur l’autre.

Ici, la nature a dicté ses lois : le territoire subit chaque année plusieurs crues du Rhône et les remontées salines de la mer. Résultat : une zone tampon, instable et riche, où la biodiversité explose.

La Camargue, hotspot de biodiversité

Oiseaux d’exception et migrations transcontinentales

La Camargue est rien moins que la première zone humide de France pour l’accueil d’oiseaux migrateurs (source : Tour du Valat, centre de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes). On y recense plus de 400 espèces d’oiseaux observées, dont 274 nicheuses régulières selon la LPO. C’est le seul site en France où le flamant rose se reproduit à l’état sauvage, l’espèce colonise l’étang du Fangassier chaque printemps depuis 1974 (+12 000 couples lors des meilleures années).

  • La Camargue, halte migratoire, relie Afrique et Europe du Nord sur l’axe Est-Ouest.
  • Des populations remarquables d’avocettes, de hérons pourprés, de guêpiers d’Europe et des espèces menacées comme le goéland railleur.

Les roselières servent de nurseries géantes pour la faune, tandis que les salins, parfois rouges au cœur de l’été, abritent crustacés et larves.

Une faune emblématique : taureaux, chevaux et insectes rares

La Camargue ne serait pas ce qu’elle est sans ses chevaux « blancs » robustes et ses taureaux noirs élevés de façon extensive dans les manades. Mais il faut aussi compter sur des espèces discrètes et en danger critique d’extinction comme le pélobate cultripède (un petit crapaud), la cistude d’Europe (tortue) ou l’argiope lobée (araignée).

Les élevages participent à la gestion du territoire : le pâturage extensif entretient la mosaïque des habitats et évite la fermeture des milieux.

Un patchwork paysager forgé par l’histoire et les activités humaines

Ce qui frappe en Camargue, c’est la cohabitation, parfois tendue, de l’homme et de la nature. Depuis le Moyen Âge, les habitants ont appris à dompter ou contourner l’eau : digues, canaux (comme le canal du Bas-Rhône), roubines et, dès le XIXe siècle, la saline industrielle avec les faïenciers puis la Compagnie des Salins du Midi.

  • Les salins : Jusqu’à 18 000 hectares exploités au siècle dernier, désormais en partie rendus à la nature (remise en eau d’anciens bassins salicoles).
  • L’agriculture rizicole : Plus de 14 000 ha de rizières, 30% du riz produit en France (source : Syndicat des riziculteurs de France).
  • La viticulture du sable : Une rareté, pionnière du bio – ces vignes non greffées car les sols salés excluent le phylloxéra !

Chasse, gardianage, traditions taurines coexistent avec la protection d’espaces naturels, dont 13 000 hectares classés Réserve Nationale, 100 000 ha inscrits Ramsar (convention internationale pour la protection des zones humides).

Entre menaces, innovations et résistances

Les défis de l’eau et du climat

Le changement climatique frappe de plein fouet cette région vulnérable. L’élévation en cours du niveau de la mer Méditerranée est estimée à +4 mm/an dans le delta (Ifremer), ce qui met à mal digues et villages côtiers comme Les Saintes-Maries-de-la-Mer. Concrètement, 30% de la Camargue actuelle pourrait être submergée à l’horizon 2100 selon le GIEC français.

Les pénuries d’eau douce dues à une gestion toujours plus tendue pour l’agriculture mettent en péril les rizières, qui assurent pourtant la subsistance économique de dizaines de familles et le maintien d’habitats favorables à la faune.

Enjeux de conservation et d’adaptation

  • Lutte contre les espèces invasives : ragondin, jussie, silure perturbent les équilibres traditionnels.
  • Gestion des niveaux d’eau : débat permanent entre les besoins du tourisme, de l’agriculture et de la biodiversité.
  • Reconversion des salins industriels, qui deviennent aujourd’hui des zones humides de forte valeur, exemplaires pour la "renaturalisation" en Europe.

Des initiatives majeures voient le jour, comme la restauration des « anciens étangs de Vaccarès » menés par le Parc naturel, ou le plan LIFE+ pour la sauvegarde des prairies humides de la basse Camargue. Derrière ces efforts, une question : quelle Camargue voulons-nous transmettre ?

Modèle d’étude européen et source d’inspiration

Fait rare, la Camargue inspire les programmes européens sur la gestion intégrée des zones humides, dont le modèle est reproduit à Doñana (Espagne), dans les Marais Poitevin ou les Deltas danubiens. C’est ici que de nombreuses approches de « compensation écologique » (rendre à la nature une partie d’anciens sites industriels) ont été testées grandeur nature.

Avec la Tour du Valat (centre international de recherche fondé par Luc Hoffmann dès 1954), la région accueille chaque année des scientifiques du monde entier venus étudier le fonctionnement des zones humides méditerranéennes, la migration des oiseaux, la résilience face aux pollutions ou l’agriculture durable sur sols salins.

Société camarguaise et identité : la singularité au cœur

La Camargue représente aussi un modèle social unique. Gardians, manadiers, riziculteurs, pêcheurs ou éleveurs se battent pour maintenir des gestes, des fêtes, des élevages en liberté qui n’existent nulle part ailleurs en Europe.

La course camarguaise—où les taureaux ne sont pas tués, mais défiés lors de jeux spectaculaires—et les fêtes des Saintes-Maries, où la communauté gitane afflue, sont des moments majeurs d’identité.

Cet attachement au territoire se conjugue avec une ouverture : la Camargue attire près de 700 000 visiteurs/an (Office de tourisme Pays d’Arles), essentiellement pour son patrimoine naturel et ses traditions.

Perspectives : la Camargue, baromètre du futur

Si la Camargue est unique, c’est par sa capacité à basculer à tout moment : repoussée par la mer, envahie par le sel, reprise par l’homme ou rendue à la vie sauvage. C’est un territoire d’observation grandeur nature des défis climatiques, agricoles, sociaux et économiques auxquels devra faire face toute l’Europe méditerranéenne.

Impossible d’aborder la Provence sans regarder la Camargue comme une vigie avancée—parfois fragile certes, mais capable d’inventions sociales, techniques et écologiques qui dépassent de loin le seul folklore.

Observer la Camargue, c’est déjà anticiper les mutations à venir de nos littoraux européens.

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